Locus coeruleus

Par Anne-Laure Bonvalot


Au petit matin, avant d’aller à l’école Les Oisillons, je trottais fièrement derrière ma mère Li Wemba pour aller chercher le poisson parmi les marchands bousculés de l’Estuaire. Toujours nous faisions une halte sur le débarcadère pour contempler, disait Li Wemba, la naissance quotidienne du monde que Dieu avait mis sous nos yeux et dans nos cœurs et dont la plupart des hommes s’évertuaient pourtant, disait ma mère sur un ton énigmatique, à demeurer obstinément séparés.

Je ne comprenais pas bien le sens de ces paroles pourtant proférées chaque jour à mon oreille enfantine, mais je regardais émerveillée tourner devant moi le manège des billes de bois flottant sur les eaux troubles de l’Estuaire, les façades mangées des cabanes côtières et les gens sillonnant majestueux et modestes les boues marron et rouges des abords du grand océan qui compose impassible la lisière mouvante du pays de mon enfance. Le mardi matin, à l’école Les Oisillons, c’était l’heure tant attendue de la géographie internationale, un enseignement particulièrement prisé des enfants parce qu’il nous permettait de comparer les merveilles que chaque jour nous voyions défiler sous nos yeux ou dans lesquelles nous nous sentions immergés, avec celles de territoires lointains dont nous ne savions pas s’il nous serait permis de goûter dans notre existence la texture bleue, étrange et abstraite. Nos merveilles, c’étaient les pistes infinies locus de latérite que nous suivions sans autre but que d’en éprouver, hilares, l’infinité, les nuages de perroquets gris qui fidèles nous entouraient où que nous allions, les frondaisons inextricables de la forêt équatoriale ou le brun métallique du grand océan-lisière, mais nous commencions à concevoir, timides, l’existence d’autres mondes, procédant d’une autre palette et qui auraient, peut-être, d’autres nuances et d’autres pépites.

Un jour, à l’heure de la récréation, un camarade appelé Enfant Mystère, dont on disait en ville qu’il était le produit pourtant réussi d’une généalogie aléatoire, a dit qu’un humain pouvait vivre en moyenne 30  000 jours, que pour sa part, il comptait se dépêcher d’en profiter en visitant le plus de pays possible, et il brandit en un geste triomphal la liste tremblante qu’il avait entamée lors du cours de géographie internationale. Et dans cet inventaire provisoire, c’est notamment le bleu que j’irai chercher, criait Enfant Mystère, le bleu des mers de là-bas que je n’arrive pas à éprouver ni à trouver ici lorsque je regarde l’océan boueux de notre Golfe, l’océan brun et gris et marron, mais bleu, jamais vraiment. À ces mots, je songeais qu’en effet, lors de mes contemplations matinales avec Li Wemba, malgré l’observation détaillée des pigments et des nuances océaniques à laquelle nous nous livrions en silence, jamais le bleu n’était apparu, et jamais nous n’aurions pu imaginer, contrairement à ce que prétendait la maîtresse d’école Espérance, que l’océan et les mers ailleurs pouvaient avoir cette inflexion. Intensément préoccupée par cette impasse chromatique, je perdis la parole plusieurs jours durant. Je songeais que cette couleur, qui était pourtant celle des yeux de mon père Atsemba, le bleu roi ou dur ou azur selon le degré d’humidité environnant ou l’humeur toujours changeante de mon géniteur, cette couleur ne faisait pas partie de la gamme pourtant si riche des paysages quotidiens d’ici, le nuancier local dont nous avions d’abord pensé qu’il embrassait toutes les couleurs de la création, l’innocence qui nous avait soufflé que notre monde était le monde.

Pourtant, a dit un jour Aimée pendant la récréation, Aimée que les autres enfants et les oiseaux écoutaient toujours religieusement, pourtant sur les collines qui surplombent la ville, les jardins ont des bassins toujours bleus, que l’on appelle des piscines, et qui sont censés imiter les chatoiements marins dont ces bassins contiendraient une sorte d’impossible précipité ou seraient une réplique ridicule mais tellement prisée. Alors Enfant Mystère acquiesçait, oui, avez-vous déjà vu dans les riches jardins des hauteurs de la capitale ou dans les hôtels de luxe accumulés sur le front de mer des piscines dont l’eau est acier, trouble ou marron, et toute la marmaille hurlait de rire et avec elle les perroquets gris dont le babil heureux redoublait notre perplexité réjouie.

Un jour, notre maîtresse Espérance a dit que notre planète, la Terre, était, comme les humains et les animaux, susceptible de recevoir un certain nombre de surnoms, parmi lesquels le plus connu était celui de planète bleue, à cause des océans qui majoritairement la composent. À ces mots, l’assemblée des enfants se regarda médusée : si le bleu est officiellement la couleur de l’océan, qu’était-ce alors que cette étendue-là marron dont on nous avait toujours dit qu’elle portait le même nom et que nous chérissions si fort  ? Incrédules et déboussolés, nous décidâmes que la question méritait de franchir les murs de l’école Les Oisillons pour être tranchée en tribunal plus savant et populaire. Nous nous tournâmes alors vers Alpha, le revendeur de la cité qui tout le jour arpente les berges pleines de tourbe du front de mer muni de son charriot commercial qui contient, dit-on dans toute la capitale, tous les objets dont un homme peut avoir besoin au cours de sa vie. Le museau affûté d’Alpha, dont les prouesses rhétoriques et la rigueur philosophique se trouvaient partout profusément louangées, pourrait sûrement nous déniaiser et nous apprendre sans détours et une fois pour toute si l’océan était bleu ou marron.

À la grappe bruyante amoncelée autour du charriot débordant, au groupe d’enfants joyeux invariablement coiffé de son nuage de perroquets gris, Alpha avait répondu, sûr de lui et intarissable, que la couleur de l’océan dépend toujours du rivage et du moment d’où il est regardé, que certains parages font paraître ses eaux tantôt vertes ou bleues ou marron, que bien qu’une majorité d’humains s’accorde sur le bleu, même le pigment au fond est relatif car l’eau, comme en réalité le cœur de tous les êtres, est inassignable et mêlée et n’a pas fondamentalement une couleur, parce que finalement tout ici même n’est que le reflet du ciel. Mais, renchérit Alpha, méfiez-vous des consensus conventionnels et des hiérarchies chromatiques socialement installés qui pourraient même vous faire douter de la vérité de votre océan, de sa part d’inconstructible et d’indubitable, à laquelle vous ne devez jamais renoncer, car son simple souvenir vous permettra de vous sortir de toutes les tourbes de l’existence. De toutes les tourbes, criait désormais le revendeur en pataugeant lourdement dans la glaise de la berge, mais ce bleu que vous ne connaissez pas charnellement, peut-être vous sera-t-il donné de le contempler un jour sous d’autres latitudes que celles de l’Estuaire dont il est, vous avez raison, apparemment absent. Car, dit Alpha en guise de conclusion magistrale, vous devez savoir qu’on appelle locus cœruleus, le lieu bleu, la partie du cerveau où se produisent les rêves. Chaque enfant et chaque oiseau avait pensé, à l’écoute de cette parole opaque mais définitive, que la connaissance de ce bleu dont tout le monde faisait une si grande affaire était désormais vitale et impérative, devenant dès lors pour certains l’objet d’une quête frénétique et coriace qui peut-être s’étendrait une vie durant.

Quelques mois après, des mois passés à traquer les nuances et autres irisations du paysage et de nos cœurs pour y déceler le bleu constitutif de l’étoffe des rêves dont avait parlé Alpha, Li Wemba et Atsemba ont décidé de quitter le pays de mon enfance pour partir sur un autre continent. Muette, je les suivais, vivant ce que je saurais plus tard être le moment déterminant de mon exil, le moment longtemps inconsolable de l’arrachement aux tourbes fondatrices et aux perroquets protecteurs que toujours je tenterais de recomposer en songe pour éviter les gouffres du sentiment d’étrangeté et les périls de l’isolement.

Peu après notre arrivée sur l’autre rive, Li Wemba entreprit de poursuivre le rituel quotidien du poisson et de la contemplation, et se proposa de m’emmener chaque matin avant l’école aux abords de la grande falaise pierreuse qui surplombe majestueuse la mer du pays nouveau. C’est là que d’un coup j’ai compris tout ensemble les propos de notre maîtresse Espérance, d’Alpha, d’Aimée et d’Enfant Mystère, tout d’un coup l’éclaircie dans ma tête alors que je regardais les oursins dans l’eau transparente mêlée d’aucune tourbe et que rien ne semblait pouvoir jamais troubler. Le bleu Méditerranée, le bleu qui sera à la blessure d’exil le seul remède, celui dont la contemplation quotidienne a produit une pâte miraculeuse qui, patiemment étalée sur la plaie exilique, fut pour jamais le seul  baume qui vaille, celui dont j’avais en fait déjà entrevu sans le savoir les pépites minuscules dans les tourbes de là-bas, sur la boue brillante des berges du pays d’avant.

Plongée chaque matin dans le bleu marin, je songeais aux grappes mêlées des perroquets et des enfants restés en amont de moi-même, figés dans les pigments telluriques du pays premier, et auxquels je tentais longtemps de redonner vie sur la toile de mon âme en y ajoutant frénétiquement le bleu d’ici, le bleu parfait et absolu dans lequel je souhaite me baigner tous les jours de mon existence, les 30 000 jours dont avait parlé mon indéfectible ami Enfant Mystère, le bleu dynamique qui défait le traumatisme, qui dilue toutes les coupures et toutes les scissions, et dont j’envoie chaque jour d’innombrables instantanés à mes frères et sœurs humains et oiseaux demeurés dans l’autre terre. Le bleu de tous les ponts de singe qu’en rêve je traverse pour m’y relier, pour y revenir, pour puiser aux boues magiques de l’enfance l’énergie et la beauté permettant toujours l’invention après la perte.

Dans le second pays, il y a aujourd’hui les amis et les animaux qui souvent me demandent de leur raconter la vie d’avant, la vie de l’autre côté des passerelles précaires de la mémoire. Alors je regarde la mer toujours recommencée au pied de la falaise immense, alors le ressouvenir commence, et avec lui la possibilité du récit, la possibilité de dire la relativité et la continuité des parages, la douleur des interruptions et pourtant le locus cœruleus, le lieu de l’éternel liant, bleu on ne sait pas trop pourquoi, de la vie, de la joie, des perroquets et des enfants.


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